Si j’osais la paraphrase, je dirais qu’entre Susana et moi, ce fut du sérieux !
Susana Russ –son nom complet – , je l’ai d’abord rencontrée par téléphone. N’allez surtout pas, cher lecteur, imaginer une conversation équivoque, menée par l’intermédiaire d’un de ces sites coquins si nombreux aujourd’hui. Non, comme je l’ai écrit plus haut, ce fut du sérieux. Une confrontation sérieuse .
J’étais à la recherche d’Etus, née, je le savais désormais, dans le village d’Ercea, non loin de Targu Mures. Mais les Archives nationales de cette dernière ville où, normalement, aurait du se trouver son acte de naissance, n’avaient rien sur le village. Peter Moldovan, l’archiviste, m’a renvoyé au bureau de l’état-civil, à la mairie. C’est là que, pour la première fois, j’ai croisé la route d’Anamaria Onac, la secrétaire générale de la mairie de Targu Mures.
Anamaria Onac a de l’énergie à revendre et, coup de chance, elle voulait m’aider. Elle m’a emmené dans son bureau, m’a fait asseoir et a dit : « Je m’en occupe ». Anamaria est une magicienne du téléphone, une prestidigitatrice qui jongle avec un nombre illimité de combinés. Tel Napoléon qui menait de front une bataille, une galanterie et une réforme, Anamaria est capable de tenir trois conversations téléphoniques à la fois. C’est un minimum. Ce jour là elle s’est surpassée. Je ne sais pas qui elle a appelé, mais au bout de vingt minutes elle m’a dit : « Nous allons dans le bâtiment d’à côté, aux archives du comté (circonscription administrative équivalente au département français). Ils ont la copie de l’acte que vous recherchez ».
Précédé d’Anamaria, j’ai traversé au pas de course des couloirs, descendu et remonté des escaliers, poussés des portes surveillées par des gardiens. Mais aux archives du comté, bernique. Anamaria s’est saisie à nouveau de son objet préféré. Dix minutes plus tard, elle savait que les archives de l’état-civil d’Ercea étaient conservées à la mairie de Faragau, gros bourg accroché à petite distance de la ville de Reghin. Il était temps pour Susana Russ d’entrer en scène.
Cette dernière est la secrétaire de mairie de Faragau. C’est son titre officiel, tel qu’elle ne manque jamais de le mentionner sur les documents qu’elle délivre, à côté d’une signature de ministre et d’un beau tampon rouge qui l’officialise. Dans son bureau protégé d’une porte de bois doublée de solides barreaux identiques à ceux d’une prison, elle veille sur son trésor : l’armoire de fer qui contient les registres dont elle a la charge. Au téléphone, Anamaria a réussit à lui faire ouvrir celui de l’année 1899 et lui a demandé de retrouver le nom d’Etus Sternberger. Il y était, bien classé à la date attendue. Pour la première fois depuis cette longue quête, j’avais une trace officielle de la mère de mes deux frères. J’ai cherché à en savoir plus : qui était son père, où habitait la famille avant guerre, quelle était l’identité de la mère, son lieu de naissance. Au téléphone, Anamaria serrait Susana de près. Celle-ci a lâché quelques bribes d’ information supplémentaires, mais, a-t-elle précisé, pas question de donner copie du document, ni de le montrer. « Qu’il passe, a-t-elle dit, on verra ».
Deux jours plus tard, j’étais à Faragau où Susana m’attendait de pied ferme. Entretemps, Anamaria, dont le père est lui-même maire d’une ville voisine, avait mobilisé quelques notables de son bord pour qu’ils interviennent à mon avantage. Tel un roc, Susana s’est montrée inflexible. La seule chose qu’elle consentait à donner était un extrait de naissance succinct, satisfaisant pour une démarche administrative ordinaire, mais insuffisante pour la reconstruction d’une vie. J’ai tout essayé, y compris le coup vicieux de lui montrer la photo d’Etus et de ses deux enfants en lui assurant – méprisable mensonge – qu’elle avait été prise juste avant leur déportation. Susana a chancelé une seconde, mais s’est rapidement reprise. « Données personnelles, répétait-elle avec la régularité d’un métronome, c’est confidentiel ». Puis-je voir au moins le document, ai-je encore demandé dans l’espoir de grappiller une ou deux informations supplémentaires ? « Impossible, données personnelles » !
J’étais battu. Anamaria a fait à nouveau le siège de son père. Deux jours plus tard, elle m’annonçait que Susana, finalement, consentait à me montrer le document. Il fallait retourner à Faragau. Quand j’y arrivai, Susana n’était pas au rendez-vous ! « Elle a été appelée à une réunion pour préparer le recensement », m’expliqua une secrétaire. Subtile et retorse Susana. Quarante ans de mairie lui en avaient enseigné toutes les ficelles. Elle était une vraie pro, et moi je n’étais qu’un novice ! La partie ne pouvait être qu’inégale.
J’ai quand même fini par voir le document. Grâce à Anamaria, encore, qui a pu organiser son dévoilement solennel aux archives du comté où, entretemps, il avait été retrouvé.
Ce 8 septembre, à 8 heures du matin, je pénètre donc dans le bureau de Karol Domby, chef du service de l’état-civil du comté de Mures. A sa gauche est assise sa secrétaire ; Anamaria et le chef du service de l’état-civil de la mairie ont pris place derrière. Les mines sont graves, comme si l’on s’apprêtait à ouvrir un testament. Karol Domby commence par rappeler les conditions de la rencontre, telles qu’elles ont été négociées avec les nombreuses –et mystérieuses- instances qui ont eu à connaître du dossier : le document va m’être montré, j’aurai le droit de prendre des notes mais pas de photo. Enfin, je ne recevrai pas de photocopie. Si, néanmoins, j’en désire une, je devrai m’adresser à l’ambassade roumaine en France qui transmettra ma demande par les voies usuelles.
J’accepte les conditions posées et Karol Domby se fait apporter le registre des naissances de 1899. L’acte concernant Etus Sternberger s’y trouve avec, cependant, deux petits mystères qu’il me faudra résoudre : la date de naissance qui figure sur l’acte est différente, à dix jours près, de celle que j’ai eue par d’autres voies ; le prénom enregistré du nouveau né n’est pas Etus mais Marie, prénom inusité dans les familles juives.
A ces détails près, Etus (Marie) Sternberger est née à 8 heures du soir, le 28 mai 1899, à Ercea (à l’époque Nagy Erese) ; son père, Herman, épicier du village, avait alors 50 ans et sa mère, née Ilona Kohn, en avait 35. Dans la foulée, j’ai le droit de jeter un œil sur l’acte de décès du père qui figure dans un registre voisin : Herman Sternberger est mort d’une « affection pulmonaire » à Ercea, le 10 avril 1907, à 8 heures du matin. Etus Sternberger, sa fille, allait avoir 8 ans. Un certain Mozes Rosenfeld est venu déclarer le décès.