7 septembre, Ercea : « Evrei, Evrei… »

(photo S. Valtat)

De tout temps Ercea est resté enfoui au croisement de deux modestes collines. Sur l’une se dresse la mairie qui fait également école ; sur l’autre, en bordure de forêt, s’étend le cimetière. Le village se résume à quelques dizaines de maisons précédées d’une cour ou d’une pelouse, adossées à un potager et clôturées d’une palissade de bois. La route défoncée qui traverse Ercea et sur laquelle l’on croise carrioles et chevaux, la tête décorée de deux pompons rouges, paraît n’être faite que de poussière.

Lorsque Etus Sternberger y est née, il y a aujourd’hui cent douze ans, le village ne devait pas être très différent de ce qu’il est aujourd’hui. A quelques antennes paraboliques près. Lorsque j’y débarque, quelques paysannes, la taille entourée de multiples jupons et la tête coiffée du traditionnel fichu, me regardent d’un regard appuyé. Nulle animosité ; elle ne sont que curieuse. « Evrei ? Evrei ? » (Juifs ?), leur dis-je. Non, il n’y en a pas, répondent-elles en prenant la peine de réfléchir. Pas ici.

Au coin de ce qui ressemble à une petite place, face à l’épicerie qui fait office de tout, poste comprise, une robuste paysanne assise sur un escabeau épluche les haricots qu’elle choisit dans le seau rouge émaillée posé sur ses genoux. « Evrei » ? Elle me sourit, me répond quelques chose en roumain puis, voyant que je ne comprends pas, pointe d’un mouvement de va et vient son index vers le sol, montre d’un geste circulaire sa maison et ses dépendances et répète : « Evrei, Evrei » : naguère, la maison était celle d’une famille juive.

Dans la cour de l’ancienne maison juive.

 

Elle appelle son mari qui sort du potager où il travaillait.  L’homme porte le petit chapeau habituel de la région et, malgré son âge, a les épaules robustes et les muscles saillants. Il marche lentement, marmonne quelques mots, entre dans la maison et en sort avec un cahier crasseux dans lequel sont pliés quelques documents à moitié déchirés qu’il me laisse feuilleter.

Dans le cahier où sont conservés les documents de propriété figure l’acte de vente de la maison.

L’un, que je me ferai traduire plus tard, est le contrat de vente de sa maison. Ecrit en un hongrois juridique et suranné, il indique que le 14 novembre 1909, la Banque d’épargne et de crédit sise à Reghin a vendu à Mozes Rosenfeld et à son épouse Esther, née Klein, la maison et le morceau de terrain où je me trouve aujourd’hui. L’acte a été signé en présence de Miklos et Lajos Klein, agissant comme témoins. L’autre document, qui porte le sceau de la République populaire de Roumanie, est écrit en roumain et date de 1946. Il indique que le propriétaire de la maison, Mozes Rosenfeld, a disparu avec les siens en déportation ; que ses biens sont devenus vacants et qu’en conséquence l’Etat les transfère à un nouveau propriétaire. C’est à ce dernier que mon interlocuteur a acheté la maison, à une date imprécise. « Il y a longtemps », dit-il.

La dernière page de l’acte de vente de la maison achetée par Mozes Rosenfeld.

Trois maisons plus loin, je fais la connaissance d’Aurelia Milasan, une roumaine d’Ercea mariée en Italie, qui passe ses vacances au village, chez ses parents. Son italien nous sauve. Bombardée interprète officielle, Aurelia nous mène de maison en maison, à la recherche des Juifs qui, autrefois, habitaient le village. Consciencieusement elle traduit des bribes de souvenirs, concédés avec difficulté par quelques vieillards : oui, Ercea a abrité des Juifs ; deux familles, peut-être trois, mais pas plus. Leur nom ? Les plus vieux ne les connaissent plus. « Ici, dit l’un d’eux, comme pour s’excuser, on ne s’appelle que par le prénom. Leur nom nous était inconnu. L’un s’appelait Metala, non, Metula, je ne sais plus… » Un autre se souvient également de Metala-Metula mais croit savoir qu’il était Souabe, pas Juif, issu de cette population allemande installée en Transylvanie au XVIIIème siècle sous l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche.

Aurelia Milasan notre « interprète » et son père. A l’arrière plan, sa mère.

Et Rosenfeld ? Ah, oui, il habitait la maison sur la place. C’était l’épicier du village. « Il était gentil, dit une vieille dame qui ne se souvient d’aucun autre Juif. Au moment de Pâque, il décorait son jardin et priait ». La vieille, qui a aujourd’hui quelque 85 ans, raconte également le jour où « des gens en uniforme » l’ont emmené, lui et sa famille. « Ils sont entrés dans la maison, dit-elle d’un ton courroucé, comme si elle revivait la scène. Ils ont tout pillé, tout cassé, puis sont repartis avec lui. Des choses pareilles, ça ne se fait  pas ! »

Auprès des doyens du village…

 

… la recherche des témoignages.

Le nom d’un Sternberger mort en 1907 ne dit rien à personne. Me voilà réduit à tisser des hypothèses en rapprochant l’acte de décès du père d’Etus de l’acte d’achat d’une maison de village. Leur point commun : Mozes Rosenfeld. C’est lui qui, le 10 avril 1907, a déclaré à l’état civil la mort de Herman Sternberger, l’épicier d’Ercea et, vraisemblablement, son seul voisin juif. C’est également lui qui, deux ans plus tard, a acheté une maison et est devenu le nouvel épicier. Entre ces deux évènements s’est glissée une banque. Est-ce cette même maison qu’elle a rachetée à la veuve Sternberger puis qu’elle a revendue à Mozes Rosenfeld ? Ou, plutôt que de la racheter, la banque l’a-t-elle saisie en exécution d’une hypothèque garante d’un prêt que la mort du chef de famille n’a pas permis de rembourser ?

Quoi qu’il en soit, la jeune Etus Sternberger, enfant âgée de 8 ans à la mort de son père, semble avoir alors quitté avec sa mère son village de naissance. S’est-elle installée à Dej où la famille Sternberger avait des attaches ?